Poème de Jacques Prévert "La Lessive"
L'écriture fait partie des arts de la thérapie,
le poème porte les images, les souvenirs, les joies, les tristesses.
Accompagner cette création fait partie de mon travail.
Poème de la jeune-femme-mère rejetée dans la honte, par la famille,
Ou comment "laver le linge sale en famille"
conté avec tant de profondeur par Jean-Louis Trintignant.
https://www.youtube.com/watch?v=ny1IvWR1bXI
La Lessive,
Oh la terrible et surprenante odeur de viande qui meurt c’est l’été et pourtant les feuilles des arbres du jardin tombent et crèvent comme si c’était l’automne…
cette odeur vient du pavillon où demeure monsieur Edmond chef de famille chef de bureau c’est le jour de la lessive et c’est l’odeur de la famille
et le chef de famille chef de bureau dans son pavillon de chef-lieu de canton va et vient autour du baquet familial et répète sa formule favorite
Il faut laver son linge sale en famille et toute la famille glousse d’horreur de honte frémit et brosse et frotte et brosse
le chat voudrait bien s’en aller tout cela lui lève le cœur
le cœur du petit chat de la maison mais la porte est cadenassée alors le pauvre petit chat dégueule
le pauvre petit morceau de cœur
que la veille il avait mangé
de vieux portefeuilles flottent dans l’eau du baquet
et puis des scapulaires… des suspensoirs…
des bonnets de nuit… des bonnets de police…
des polices d’assurance… des livres de comptes…
des lettres d’amour où il est question d’argent
des lettres anonymes où il est question d’amour
une rosette de la légion d’honneur
de vieux morceaux de coton à oreille
des rubans
une soutane
un caleçon de vaudeville
une robe de mariée
une feuille de vigne
une blouse d’infirmière
un corset d’officier de hussards
des langes
une culotte de plâtre
une culotte de peau…
soudain de longs sanglots
et le petit chat met ses pattes sur ses oreilles
pour ne pas entendre ce bruit
parce qu’il aime la fille
et que c’est elle qui crie
c’est à elle qu’on en voulait
c’est la jeune fille de la maison
elle est nue… elle crie… elle pleure…
et d’un coup de brosse à chiendent sur la tête
le père la rappelle à la raison
elle a une tache
la jeune fille de la maison
et toute la famille la plonge
et la replonge
elle saigne
elle hurle
mais elle ne veut pas dire le nom…
et le père hurle aussi
Que tout ceci ne sorte pas d’ici
Que tout ceci reste entre nous
dit la mère
et les fils les cousins les moustiques
crient aussi
et le perroquet sur son perchoir
répète aussi
Que tout ceci ne sorte pas d’ici
honneur de la famille
honneur du père
honneur du fils
honneur du perroquet
Saint-Esprit
elle est enceinte la jeune fille de la maison
il ne faut pas que le nouveau-né
sorte d’ici
on ne connaît pas le nom du père
au nom du père et du fila
au nom du perroquet déjà nommé
Saint-Esprit
Que tout ceci ne sorte pas d’ici…
avec sur le visage une expression surnaturelle
la vieille grand-mère assise sur le rebord du baquet
tresse une couronne d’immortelles artificielles
pour l’enfant naturel…
et la fille est piétinée
la famille pieds nus
piétine piétine et piétine
c’est la vendange de la famille
la vendange de l’honneur
la jeune fille de la maison crève
dans le fond…
à la surface
des globules de savon éclatent
des globules blancs
globules blêmes
couleur d’enfant de
Marie…
et sur un morceau de savon
un morpion se sauve avec ses petits
l’horloge sonne une heure et demie
et le chef de famille et de bureau
met son couvre-chef sur son chef
et s’en va
traverse la place de chef-lieu de canton
et rend le salut à son sous-chef
qui le salue…
les pieds du chef de famille sont rouges
mais les chaussures sont bien cirées
Il vaut mieux faire envie que pitié.